Simon est un hokusai. Un métier qui existe si peu qu’il a inventé ce nom, qui évoque pour lui quelque « subalterne japonais », et qui consiste à fournir en citations un écrivain. Cette activité a fini par remplacer celle de « traducteur préalable », celui qui fait un premier jet et propose des alternatives pour les passages difficiles avant que le « traducteur star » ne pose sur le texte quelques touches personnelles et sa signature. Mais, depuis qu’un grand écrivain new-yorkais lui a demandé de l’aider à nourrir son œuvre, il est devenu un « distributeur de citations » à plein temps.
Pourquoi, pendant vingt ans, et pour une somme qu’il juge lui-même « ridicule », a-t-il consacré sa vie à collecter, choisir et envoyer des extraits de toute nature à un unique client ? D’abord, parce que, depuis l’âge de dix-huit ans, il est dévoré de cette passion d’« absorber », de « rassembler toutes les phrases du monde ». Cette gloutonnerie l’a sauvé de la tendance inverse, qui le faisait buter sur la première phrase de chaque livre qu’il ouvrait, bloqué dès l’incipit par tous les possibles entrevus. Et il y a une autre raison : « L’écrivain distant » est son frère.
Oui, l’auteur culte des « cinq romans rapides », encensé par la critique et plébiscité par le public, n’est autre que Rainer Schneider, frère de Simon Schneider. Il a quitté Barcelone il y a vingt ans, changé de langue, de manière, de nom. Il s’appelle Rainer Bros, « Grand Bros » pour ses fans. Coquetterie ou névrose, il a disparu, comme Thomas Pynchon ou J. D. Salinger. Bros : un pseudo qui signale une étrange conception de la fraternité. Pourtant, malgré la pingrerie des honoraires de Rainer et le ton de ses mails, Simon va continuer cette humiliante collaboration. C’est que Bros, s’il a tout du sale type, est un grand écrivain. Simon l’admire. Il croit surtout qu’il n’est pas pour rien dans la métamorphose de l’obscur écrivaillon catalan qu’il était avant son départ en star mondiale de la littérature. En lui envoyant son lot de citations, il lui adresse des « consignes codées », suggestions, idées pour « structurer ses romans », qu’il a « la surprise de voir arriver à bon port ». « Sans ce supplément caché que (…) j’avais, pour ma part, forgé dans l’ombre, Rainer n’aurait jamais eu la griffe stylistique qu’aujourd’hui personne ne lui conteste. » Et en particulier son sens si personnel de l’intertextualité.
Cette brume insensée, dont Simon est le narrateur, n’est-elle pas un exemple de cette manière de mettre en réseau sa bibliothèque ? Vila-Matas a choisi pour titre un extrait d’un poème de Queneau, lui-même placé par Perec en exergue de chacune des deux parties de W ou le souvenir d’enfance. L’auteur, qui a toujours choisi la littérature pour sujet et même personnage principal de ses livres, ajoute un acte à un drame qui se joue tout au long de son œuvre. Écrire ou ne pas écrire ? Choisir de disparaître ou d’apparaître ? « Rejet radical » ou « foi et bonheur » ? Théorie ou pratique ? Ce dédoublement « psychotique » devient une aventure quand son frère distant lui annonce son arrivée, juste le jour de la proclamation de l’indépendance de la Catalogne. Coïncidence ? On ne sait pas. Ce qu’on sait, c’est que, comme toujours, Vila-Matas excelle à transformer un sujet grave en thriller fantaisiste. Ou vice versa.