Enrique Vila-Matas et le «facteur fraternel»
Mathieu Lindon — Liberation
«Un portrait de l’artiste par son frère mal dégrossi.» C’est ainsi que le frère du personnage écrivain voyait son propre travail dans Distance, du Sud-Africain Ivan Vladislavić, dont on parlait ici la semaine dernière en évoquant déjà Enrique Vila-Matas et le nouveau roman de l’Espagnol né en 1948. Parce que, si le narrateur de Cette brume insensée est un simple «artiste citeur», un «traducteur préalable», c’est qu’il envoie en langage codé à sa façon des citations à son frère disparu de la circulation pour devenir «l’un des exemples les plus retentissants et réussis de la façon d’acquérir la célébrité en la fuyant». Ce frère est une star mystérieuse de la littérature sous le nom de Rainer Bros mais qui sait s’il ne fait pas partie aussi de l’écriture en bande organisée des romans de Thomas Pynchon? Car le narrateur a beaucoup d’imagination et peu de rapports avec son frère depuis des années, «nous nous sentions tous les deux aussi déconcertés l’un que l’autre face au facteur fraternel et ne savions pas comment gérer le simple fait d’être des frères». Sa distance au monde semble aussi une anomalie, tandis que la Catalogne, en toile de fond, déclare son indépendance à moins que ce ne soit qu’une fiction, puisqu’une femme assure que «j’avais une facilité cachée à me distancer des choses du monde, qu’elle n’avait jamais vu aucune personne dotée de cette capacité si évidente et si mal employée, […], peu importe qu’il s’agisse de la chute d’une feuille, de la nuit ou d’un empire, ma distanciation pouvait en arriver à être absolue».
Il veut y inscrire d’autres mais le narrateur aurait sa place «au Club des narrateurs non fiables, voire perturbés, en supposant l’existence d’un club de ce nom qui, dans ce cas-là, aurait été probablement fondé par Nabokov». Dans le même ordre d’idée, on apprendra que, remarqué chez Tiffany & Co. à son arrivée à New York, le fameux frère «faillit gagner le prix Truman Capote pour le comportement le plus extravagant de l’année dans la bijouterie».
Un portrait de l’artiste, c’est toujours le sujet des romans d’Enrique Vila-Matas, l’artiste pouvant ne pas avoir d’œuvre et le portraitiste regorger d’art pour dégrossir plus ou moins ironiquement son sujet, le pousser au comble d’une sophistication qui ressemble à l’exactitude. Les «existences moindres» paraissent conforter le narrateur, par ailleurs «en quête de la phrase perdue», dans une vision paranoïaque d’une vie aussi indéfinissable qu’inaccessible. La situation politique, «embrouillée et labyrinthique» du fait de l’indépendance éventuelle de la Catalogne, s’est selon lui, dans chaque camp, «tellement enlisée dans la propagande et les mensonges qu’elle produisait les mêmes effets que la brume sur le fleuve : empêchant de voir ce qui était réel uniquement jusqu’au moment même où cette brume insensée se levait». Les trois mots qui donnent leur titre au roman viennent d’une phrase de Raymond Queneau placée en épigraphe : «Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ?» Son frère dit au narrateur s’être «égaré pendant ces derniers vingt ans dans le puits infect de la littérature contemporaine, car parler du monde de façon représentative avait à voir avec le texte journalistique ou sociologique et telle était la grande faiblesse de toute la littérature qui se faisait ces derniers temps», la littérature étant plus que les littérateurs le sujet de Cette brume insensée.
Toute la fin du roman est explicitement sous le signe de cette littérature et de ses manipulations, que ce soit l’écrivain qui manipule le narrateur ou l’auteur ses lecteurs. L’intertextualité serait une façon d’en finir avec le «fétichisme de l’originalité», si ce n’est qu’elle est employée avec inventivité. Rainer Bros, dans une vision à la Thomas Bernhard, «avait pensé qu’il admirait tous ceux qui avaient cédé au vertige de construire la grande maison (pour toujours») [Une maison pour toujours est le titre d’un des premiers livres d’Enrique Vila-Matas] de la fiction, ce que Michon appelle «le monstrueux édifice de la lettre», mais en réalité, ceux qu’il admirait vraiment, dit-il, étaient ceux qui dans cette maison avaient posé leur brique comme si c’était de la dynamite en se disant : cette fois, le cher bâtiment va enfin sauter dans les airs». Ecrire ou ne pas écrire, telle est la question, mais aussi lire ou ne pas lire. «Parce qu’il y avait chez tout lecteur, ajouta Rainer, une petite voix qui lui disait tout bas à propos de tout ce qu’il lisait, aussi extraordinaire que fût la lecture : Et alors ?» Tous les textes d’Enrique Vila-Matas tâchent de répondre à cette question.
4 septembre 2020. Liberation.