Dominique Gonzalez-Foerster juega con el « yo »

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Emmanuelle Lequeux. LE MONDE | 23.10.2015.
Mais qui est-elle donc ? Plus que jamais, Dominique Gonzalez-Foerster s’échappe. « Je est une autre », semble-t-elle nous dire au fil de son exposition au Centre Pompidou. Et pourtant, plus que jamais, elle est là, en chair et en esprit : un corps soumis à tous les transformismes, un visage acéré qui maquille ses origines, une vie traversée de milles récits. Qui est-elle ? Une des plasticiennes françaises les plus reconnues sur la scène internationale, à l’instar de ses fameux compagnons de route, Pierre Huyghe et Philippe Parreno, qui l’ont précédée dans cette vaste salle vitrée. Une insatiable, qui a multiplié les collaborations tous azimuts : dans la musique avec le chanteur Christophe, dans la mode avec le créateur Nicolas Ghesquière, dans l’architecture en créant une maison à Tokyo. Une lectrice avide, surtout, dont chaque œuvre fait référence aux livres de son cœur, de la science-fiction de J. G. Ballard à Jean Genet ou Virginia Woolf, en passant par l’idole absolue, le Chilien Roberto Bolaño.
Et ces mots, qui la résument en points de fuite : « Je reste envahie de plein de choses. » Mais plus elle s’expose, plus elle disparaît. De vidéos en installations, chacune de ses œuvres semble une chambre à soi, où notre curiosité vient se briser sur les récifs d’un intime offert à tous les vents. Une chambre ouverte sur tous les flux du monde. Mais secrète. Comme celle qui se cache derrière cette porte close, et qui est le cœur battant de l’exposition. Chambre 19 d’un hôtel, quelque part. Nul ne peut l’ouvrir.
« Dominique Gonzalez-Foerster, 1887-2058 », suggère le titre de sa rétrospective. Elle y revisite son parcours sous la forme d’une autobiographie vaporeuse et falsifiée, questionnant « son rapport au temps et à sa perception », résume-t-elle. Un temps autre que celui d’une vie : « Le temps intérieur aux œuvres. » « Cette exposition est une demeure fictionnelle, poursuit Emma Lavigne, sa commissaire. L’identité de l’artiste s’y dessine en œuvre ouverte, repoussant toujours ses limites : la biographie en expansion d’une évadée de la littérature. »
Toute l’exposition se construit en une litanie de pièces, chargées de mille ailleurs à envisager. Et pour les faire tenir ensemble, ce bruit obsédant de la pluie drue de Rio, ville où l’artiste passe la moitié de son temps. Son clapotis tourne tout autour de l’espace, cherchant à le « tropicaliser ». Il donne son unité à cette succession de period rooms, qui sont à l’image de ces salles de musée qui reconstituent l’intérieur d’une époque, « mais en plus joueur. C’est un jeu, avec mes villes (Brasilia, Rio, Hongkong), mes chambres, mes dates… ».

Ses dates, donc ? 1887, construction du Palacio de Cristal dans le jardin du Retiro, à Madrid, où Dominique Gonzalez-Foerster exposa l’an passé et donna vie au Splendide Hotel imaginé par Rimbaud dans un de ses poèmes, la même année. 2058 ? La date où devrait être construit l’abri géant pour réfugiés du changement climatique qu’elle a imaginé dans le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres, en 2008. Mais cela n’éclaire guère qui ne connaîtrait pas bien son histoire. Alors sans doute, avant d’aller visiter cette flottante rétrospective, doit-on conseiller de se plonger dans un livre : Marienbad électrique, d’Enrique Vila-Matas (Christian Bourgois, 144 pages, 15 euros). Car chez elle, écrit-il, « tout commence par les livres ». L’auteur espagnol est l’un de ses plus fins complices, il a déjà fait plusieurs fois de « DGF », comme on l’appelle, l’héroïne de ses romans qui n’en sont pas. A travers l’évocation de leurs dialogues, il livre dans son ouvrage quelques indices qui lèvent un peu le secret sur elle : sa manière d’« évoluer sur des terrains où il y a doute et risque », des « régions troubles ». Sa façon d’inventer « d’autres manières d’écrire des romans », en « écrivain sans cabinet » qui produirait une sorte de «  littérature en expansion ». Et finalement, cette confidence qu’elle lui aurait faite : « A chaque fois que j’ai une exposition, je cherche le plan d’évasion. »

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Pour rencontrer cette œuvre, il faut alors accepter de s’enfuir avec elle. Retourner dans les années 1970 et laisser surgir, dans cette chambre marronnasse cerclée de miroirs « à hauteur de sexe », le souvenir du réalisateur Fassbinder. Ou saisir le dialogue avec Rimbaud, celui des Illuminations et celui du Harar, qui disait dans une lettre à sa mère son désir visionnaire : « M’exposer moi-même, car je crois qu’on doit avoir l’air excessivement baroque après un long séjour dans des pays comme ceux-ci. »

Excessivement baroque, ainsi apparaît aujourd’hui Dominique Gonzalez-Foerster : sans que l’on sache de quel pays elle revient, si ce n’est celui des mots, elle « s’expose », littéralement. Depuis quelques années, elle s’est faite performeuse, incarnant différents personnages au fil d’apparitions où se joue, chaque fois un peu plus, le trouble de son identité : « un opéra éclaté dans le temps et dans l’espace ». Et dont elle endosserait tous les rôles. Identification d’une femme : ce film d’Antonioni n’est pas pour rien un de ses modèles, qui dédouble son actrice à l’instar de ce qu’opère Hitchcock dans Vertigo.

« Le corps, la présence du corps, a longtemps été un tabou pour moi, avoue l’artiste de cette voix qui elle aussi s’échappe, se cassant parfois dans ses aigus jusqu’à revenir à l’enfance. Mais j’ai senti depuis quelques années la possibilité de ces personnages comme autant d’espaces. Pour moi, ils disent tous la résistance à la standardisation, la numérisation, à nos comportements de plus en plus prévisibles. Ils sont l’irruption du désir et de l’inconscient, de l’organique, du fantastique, de l’irrégulier, de la nervosité. Ils débordent de cette magie qui me semble aujourd’hui plus que jamais nécessaire. »
A chaque apparition, elle semble possédée, consciente que « l’œuvre devient une espèce de Frankenstein, qui te fait faire des choses… Un monstre, qui déborde très largement tes intentions de départ. Ces apparitions, c’est une transe préparée, une conversation avec des vivants mais aussi des morts. Enfin, je ne les vois pas morts : mes œuvres en sont les extensions vivantes ».
Et de fait, au détour d’une des salles, on a bel et bien le sentiment de croiser un fantôme : celui de Fitzcarraldo, héros dément du film de Werner Herzog, inspiré de ce baron du caoutchouc qui voulut créer un opéra en pleine Amazonie, à la fin du XIXe siècle. Grimée et costumée à s’y tromper, l’artiste devenue hologramme hurle son délire, et la forêt semble se lever autour d’elle. « I want my opera », clame-t-elle, pendant que la voix de ténor du Caruso se fond dans les cris des perroquets. Son opéra, Dominique Gonzalez-Foerster est elle aussi en train de le construire. En terre pas si lointaine, mais paradoxalement inaccessible.

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