Kassel (ou Cassel), pour qui n’y a jamais mis les pieds, est une ville universitaire allemande connue pour son château et pour son exposition quinquennale d’art contemporain, la documenta (sans majuscule), créée en 1955 pour réconcilier le public avec l’art moderne. Lors de la 13e édition, en 2012, Enrique Vila-Matas a participé à une résidence où ont aussi défilé Aaron Peck, Mario Bellatin ou Marie Darrieussecq ; il en a tiré Impressions de Kassel, livre qui n’est pas un récit autobiographique mais, comme d’habitude, une variation fictionnelle sur des événements réels, racontée par le double de l’auteur. Voici donc notre homme en route pour l’Allemagne, chargé de prononcer une conférence et d’écrire en public dans un restaurant chinois durant trois semaines, « sur un canapé rouge et moelleux qui, par sa couleur et quelques autres détails, rappelle le divan de Freud à Londres ». Tout son séjour sera placé sous le signe du quiproquo et de l’improbable, avec des rencontres bizarres, des saynètes absurdes et des dialogues impossibles (« Mes mots lui posaient les mêmes problèmes qu’un pieu à un vampire ») ; le tout constitue, selon l’angle sous lequel on l’envisage, une comédie loufoque à la façon de Blake Edwards, une réflexion sur l’art contemporain, ou même un jeu sur la mise en scène de soi comme œuvre ultime puisque, selon l’auteur, « théâtraliser sa vie et ses pas dans la nuit est une façon de donner davantage d’intensité à son impression d’être vivant, autrement dit à une nouvelle manière de créer de l’art ».
La plupart des romans de Vila-Matas sont dominés par une figure littéraire (Joyce dans Dublinesca, Walser dans Docteur Pasavento, etc.) : ici, ce serait Marcel Duchamp, ce qui lui fait dire qu’il « ouvre le jeu à d’autres disciplines », à savoir l’art. Mais ses modèles habituels ne sont pas absents puisque surgissent Roussel, Kafka, Mallarmé ou Michaux, écrivains « pour qui la vie est à peine concevable en dehors de l’écriture, ceux qui ont fait de la littérature avec leur vie ». Les habitués de l’univers vila-matassien retrouveront bien d’autres motifs de son œuvre, du jeu sur les identités (le narrateur n’est jamais sûr que ses interlocuteurs sont ceux qu’ils prétendent, et lui-même s’invente sans cesse des doubles) à la complication des hypothèses (le livre fonctionne comme un obscurcissement). C’est aussi une mise en scène pessimiste de la course à l’abîme en quoi consistent nos vies et nos histoires, thème qui fait ici écho au souvenir du nazisme et des déportations. « Non pas recommencer, explique le narrateur à propos de son désir de fuite. Aller vers le néant ». Noirceur distinguée que contrebalancent le ton naïf, l’ironie subtile et les running gags désopilants, notamment la référence constante aux mcguffins, ces éléments narratifs très prisés par Alfred Hitchcock, qui permettent de déclencher une histoire alors même qu’ils n’ont aucun rapport avec. Sauf que chez Vila-Matas, précisément, tout a toujours rapport avec tout.
*L´Opinion, 13.05.2014
* Imagen: Duchamp en Buenos Aires, hacia 1918
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