Bartleby et compagnie (livre de poche) en Le Monde [par François Argilier]

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Autre grand diable brouilleur d’ondes de la littérature hispanophone, le Barcelonais Enrique Vila-Matas, dont le Bartleby et compagnie déploie une réflexion poétique et encyclopédique sur les disciples écrivains du héros d’Herman Melville Bartleby, l’homme qui s’entre-parenthèse, celui qui « préfère ne pas ». Une enquête labyrinthique sur les as du cul-de-sac littéraire, ceux qui ont renoncé en toute conscience à l’écriture. Au fil de 85 proses courtes, qui s’avèrent les notes de bas de page d’un texte absent, Marcelo, petit bureaucrate bossu en congé maladie, auteur d’un unique roman publié vingt-cinq ans auparavant, « archéologue de la négation et des éclipses littéraires », déroule cette bien étrange parade de la « littérature du refus », fait mine de nous égarer dans un fascinant « labyrinthe » du nihilisme de plume.

Une progression patiente qui nous fait croiser des virtuoses du point final ou de suspension (Hölderlin, Rimbaud, Valéry), des champions de l’effacement volontaire et du suicide (Chamfort, Cravan, Vaché), du blocage fatal (Clément Cadou paralysé par sa rencontre avec Gombrowicz), ceux qui accumulent des manuscrits autour d’un centre laissé vide par une œuvre absente (Joseph Joubert) ou délaissent un art pour un autre (Duchamp et les échecs), ceux dont l’œuvre est aussi omniprésente qu’eux omni-absents (Salinger, Pynchon ; Blanchot, souvent cité, aurait pu faire partie de la confrérie), ceux qui touchent aux limites du langage (Hofmannsthal et sa Lettre à Lord Chandos). Une excitante et fascinante visite guidée des œuvres en souffrance de la littérature.

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