Chevillard met ses pas dans les pas d’Anne Serre qui met ses pas dans les pas d’Enrique Vila-Matas. LEMONDE DES LIVRES | 26.01.201. Voyage avec Vila-Matas, d’Anne Serre, Mercure de France, 144 p., 14,80 €. &&&&&
Pour certains – écrivains majoritairement –, la littérature est une dimension aussi incontestable que le temps et l’espace et l’une des données objectives de leur existence. Ce n’est pas tant qu’ils inventent celle-ci comme ils écriraient un roman encore, maîtres d’œuvre omnipotents à l’imagination féconde, non, ils sont en cela comme les autres hommes : leur destin sera tissé de hasards et d’épreuves. C’est leur interprétation de ces événements qui les distingue. Ils ne cessent de relever des coïncidences, des correspondances entre les circonstances de leur vie et les œuvres d’autres écrivains. Ils s’identifient alors à ces derniers ou à leurs personnages, comme s’ils vivaient dans une bibliothèque. Ces fictions ont plus de réalité pour eux que notre lointaine planète qu’ils ne repèrent pas toujours très bien, d’ailleurs, parmi cette grêle d’étoiles.Borges vécut ainsi dans un monde de phrases. Le Barcelonais Enrique Vila-Matas (né en 1948), auteur notamment du Mal de Montano et de Docteur Pasavento (Christian Bourgois, 2003 et 2006), est lui aussi cet écrivain par excellence pour qui chaque expérience renvoie à un livre, à des livres. Tout enchaînement aléatoire d’événements devient le fil de trame d’un grand roman collectif. Ses auteurs de prédilection hantent les rues et les pays qu’il parcourt comme des fantômes. Des guillemets volettent autour des choses comme des papillons.
Mais Enrique Vila-Matas ne se contente pas de relever des indices ou des signes attestant que le réel n’est qu’un rêve d’écrivain. Quand ces preuves font défaut, il les crée de toutes pièces et les dépose lui-même sur la scène (d’amour ou de crime). Dans ses livres, qui souvent se présentent comme des chroniques à la première personne, parmi les nombreux écrivains qu’il convoque inlassablement, certains n’ont jamais existé. Du moins existent-ils à présent, puisqu’il en a décidé ainsi, et nous semblent-ils aussi vraisemblables (ou extravagants) que Sterne ou Walser. Vila-Matas les cite d’ailleurs volontiers. Leurs phrases sont toujours miraculeusement opportunes.
Le jeu va se compliquer, car voici qu’Anne Serre entre en scène. Nous ne sommes pas surpris de découvrir qu’elle est aussi de ces écrivains dont la vie se confond avec une traversée de la littérature. En 2012, nous avions particulièrement apprécié Petite table, sois mise ! (Verdier), conte érotique qui empruntait son titre aux frères Grimm. Dans son nouveau livre, Voyage avec Vila-Matas, elle fait beaucoup mieux que confier son goût pour l’écrivain espagnol, elle renonce même à toute espèce de défense de cette œuvre pour nous donner plutôt une illustration inspirée de l’art et de la méthode de son auteur. Et donc, précisons-le d’emblée, son livre n’est ni un essai ni une réflexion critique, mais un exercice d’admiration par l’exemple et l’imitation, geste qui suppose autant d’audace que de révérence. « Ses romans, écrit-elle, me mettaient dans un tel état de joie, d’énergie, de confiance, de réconciliation avec le monde et mon prochain que je les avalais toujours à grande vitesse. »
Impostures, leurres, masques, usurpations, détournements, tribulations comiques dans le champ littéraire, Anne Serre fait jouer pour son compte tous les principes d’écriture de Vila-Matas
A l’instar de ceux de son modèle, le livre d’Anne Serre commence comme une autofiction. Invitée à un festival littéraire à Montauban, elle monte à Paris dans un train en compagnie d’autres auteurs, malgré le vif désir de « se défiler » qui l’a saisie la veille du départ. Tout écrivain amené à s’exprimer en public connaît ces tergiversations. C’est aussi qu’un livre n’est d’abord que le pressentiment très vague de ce qu’il sera. Après de longs mois, voici enfin la claire élucidation : le texte achevé. Puis il faut en sortir pour en parler et c’est retrouver alors l’état de confusion originel, le pénible balbutiement d’avant la Genèse.
Pendant le trajet, Anne Serre a prévu de se replonger dans Impressions de Kassel (Christian Bourgois, 2014), mais, plutôt qu’à la lecture de ce livre de Vila-Matas, c’est à la naissance d’un nouveau texte à sa manière que nous assistons, dont la romancière serait à la fois l’auteur et le personnage. A son tour, elle invente des citations attribuées à une vingtaine d’écrivains hispaniques tout aussi pertinents que fictifs. Elle évoque ses autres admirations littéraires, au premier rang desquelles Kafka, dont elle a dû se déprendre pour ne pas disparaître et s’abolir dans sa passion. Enrique Vila-Matas finit par surgir pour de bon (quoique pour de faux) dans ces pages. La seconde partie du livre est même constituée d’une courte enquête prétendument signée de sa main. Un pastiche amoureux très réussi.
Impostures, leurres, masques, usurpations, détournements, tribulations comiques dans le champ littéraire, Anne Serre fait jouer pour son compte tous les principes d’écriture de Vila-Matas. Elle a bien vu celui-ci une fois à l’occasion d’une rencontre publique, mais elle sait que « l’écrivain qui écrit ses livres n’est pas la personne qui se trouve devant vous. Jamais (…). Celle qui a écrit un livre n’a pas de corps, on ne peut pas la toucher, elle est même invisible ». Un doute nous vient justement, dans le vertige de ces mises en abyme. Anne Serre existe-t-elle vraiment ? Ne serait-elle pas plutôt une nouvelle création remarquable d’EnriQUE VILA-mATAS