SEBASTIEN LAPAQUE (Le Figaro litteraire):
IL FAUT avoir lu cent pages de Montevideo avant d’arriver en Uruguay. Et le
narrateur ne s’y attarde guère, même si une certaine chambre de l’hôtel Cervantès
de la Calle Soriano et une certaine porte condamnée dissimulée derrière une armoire
jouent un rôle fondamental dans le livre d’Enrique Vila-Matas.
Une lecture exaltée de Paul Valéry lors de sa jeunesse passée à Paris l’ayant fait partir en
guerre contre « les intrigues dans les romans », l’écrivain espagnol a conçu son livre
comme un traité sur les portes. Écrire, c’est frapper « à la grosse porte du temps perdu »
et voir que personne ne répond, observet-il.
On songe au Pickpocket de Robert Bresson, un film dans lequel les portes ne s’ouvrent et
se ferment jamais par hasard. Dans le Dictionnaire des symboles de son compatriote Juan
Eduardo Cirlot, Enrique Vila-Mitas a trouvé une excellente définition de l’objet :
« Les portes sont un seuil, un lieu de transit, mais elles semblent aussi liées à l’idée de
maison, de patrie, de mondes que nous avons quittés et vers lesquels nous retournons
en passant toujours par elles. La porte est un symbole féminin dans le sens d’ouverture,
d’invitation à entrer dans le my stère. L’opposé du mur qui serait le masculin.
Livre plein de portes, Montevideo n’est pas un roman à intrigue,
mais c’est un roman à mystère. « Le grand mystère de l’univers était
qu’il y eut un mystère de l’univers. Cocasse, féroce, un peu allumé,
c’est une dérive urbaine à Paris, Bogota, Cascais, Barcelone et Montevideo,
avec une étape à Bâle, pour saluer la tombe d’Érasme, resté depuis cinq siècles l’Européen
le plus moderne. Le facétieux Vila-Matas se permet tout, ou à peu près, dans ce livre. Et
lorsqu’il écrit qu’il n’arrive pas à écrire, il réinvente le paradoxe d’Épiménide le Crétois
jurant : « Tous les Crétois sont des menteurs. » Ailleurs, il intègre dans la fiction
des éléments de la réalité extérieure, tout en jouant à l’intérieur avec un certain nombre de
figures littéraires créées par Julio Cortazar, Adolfo Bioy Casares ou
Jorge Luis Borges, tous les trois argentins, tous les trois follement amoureux de la rive
nord du Rio de la Plata.
De la capitale uruguayenne, ville inaccessible au progrès fallacieux,
Vila-Matas a le don de transcrire le tremblement magnétique que le guitariste toulousain
Thibaut Garcia fait entendre dans la version qu’il vient d’enregistrer de La catedral, un
morceau en trois mouvements du génial compositeur paraguayen Agustin Barrios dédié à
la Matriz de Montevideo (1). Pour finir, saluons la mémoire du Béarnais André Gabastou,
traducteur de douze livres d’Enrique Vila-Matas, dont Montevideo, mort le 15 novembre à
l’âge de 78 ans, après une vie de travail bien remplie depuis Ceux qui aiment haïssent de
Silvina Ocampo et Adolfo Bioy Casares, paru en 1989. « André Gabastou avait une
méthode aussi mystérieuse qu’infaillible pour obtenir, à chaque problème de traduction,
une amélioration automatique de l’original », a juré l’auteur de Montevideo en apprenant
son décès. ■