« Le secret d’ennuyer est celui de tout dire », écrivait Voltaire. Ce n’était pas, semble-t-il, ce que pensait le jeune Kafka lorsque, dans Description d’un combat, il exigea que tout, absolument tout lui fût raconté ( « Incontinent je lui criai : – Sortez-les donc vos histoires ! J’en ai assez de vos réticences ! Dites-moi tout de A à Z ! Je veux tout savoir, tout ; j’en brûle d’envie ! »).
Entre Voltaire et Kafka, on devine un arc dans lequel s’encastrent à la perfection les cinq tendances essentielles de la prose romanesque de notre temps : celle de ceux qui n’ont rien à raconter, celle de ceux qui délibérément ne racontent rien, celle de ceux qui ne racontent pas tout, celle de ceux qui espèrent que Dieu se décidera un jour à tout raconter, et celle de ceux, enfin, qui ont succombé au pouvoir de la technologie, laquelle semble tout enregistrer et rendre superflu jusqu’au si ancien métier d’écrivain.
Il faudrait situer le Chilien Roberto Bolaño quelque part dans le quatrième groupe. Non parce qu’il aurait été tenté, à un moment donné, de rivaliser avec n’importe quel substitut de Dieu, mais parce qu’avec 2666, dans la dernière étape de sa trajectoire littéraire, il chercha le « roman total », une tentative de tout embrasser qui fut interrompue, au cours de l’été 2003, par la mort, cette célèbre spécialiste de la destruction de tout, à commencer par l’idée d’atteindre le fascinant ensemble qui excitait tant Kafka.
La grande réussite de ce volume – le premier des six tomes qui composeront les fascinantes Œuvres complètes de Bolaño – repose sans doute sur l’audacieuse, et tout compte fait puissante revendication du rôle absolument capital que joua la poésie dans la vie et les livres de l’écrivain chilien. Avoir situé au premier plan le poète au détriment du romancier montre combien ses nouveaux éditeurs, brillants continuateurs de l’admirable travail mené à terme pendant ces deux dernières décennies par Christian et Dominique Bourgois, ses introducteurs en France, ont été inspirés.
Perçu dans tous les pays de l’orbite nord-américaine – d’une façon y compris obsessionnelle – comme un raconteur, Bolaño fut en réalité jusqu’au bout des ongles un poète et c’est pourquoi ce n’est nullement un hasard si les principaux personnages de ses romans sont aussi des poètes. Je le revois riant au bord de la mer à Blanes, toujours conscient qu’il devait apprendre à évoluer à « la vitesse nécessaire de celui qui ne veut pas survivre » et conscient également – il revient plusieurs fois à cette image bouleversante dans L’Université inconnue – que « la mort est une automobile avec deux ou trois amis lointains ». Ce sont des phrases énigmatiques – on ne finit jamais de bien comprendre Bolaño, et peut-être est-ce le meilleur éloge que l’on puisse faire de son écriture – qu’il aurait pu parfaitement mettre dans la bouche de James Dean, mais que finalement prononça un poète inventé répondant au nom de Benno von Archimboldi (pseudonyme d’Hans Reiter), l’un des personnages les plus charismatiques de Bolaño, un type qui, comme son créateur, pensait que toute la poésie était et pouvait être contenue dans un roman et que la meilleure preuve en était que la plus grande poésie du siècle dernier avait pris une forme romanesque. « L’Ulysse de Joyce contient La Terre vaine d’Eliot et, par ailleurs, lui est supérieur, dit-il dans une interview en 2002, l’année où il autorisa la réédition de l’une de ses premières œuvres, Anvers, livre prodigieux qui s’est enrichi au fil du temps et qui a le charme d’être comme un scénario d’avant-garde pour un recueil de poèmes, bien qu’il ait préféré le présenter comme « le seul roman dont je n’ai pas honte, peut-être parce qu’il continue d’être inintelligible ».
Comment expliquer l’éclat qu’avaient à ses yeux les romans inintelligibles ou du moins pas complètement compréhensibles ? Il lui semblait en général – et ce phénomène, selon moi, persiste aujourd’hui – que la plupart des romans bénéficiaint des faveurs des lecteurs espagnols devaient leur succès, moins aux histoires racontées, qu’à leur compréhension aisée. Cette affirmation fait surgir cette interrogation spontanée : n’était-il pas en train de dire qu’il y avait un autre genre de romans, ceux qui spéculaient à fond sur l’imagination, les oeuvres inintelligibles, beaucoup plus proche de l’art véritable ?
Il n’y a pas très longtemps, le jeune poète (et prosateur) chilien Alejandro Zambra, se posant une question de ce genre, en déduisit qu’un roman comme 2666 est un grand roman parce qu’on n’y comprend presque rien même si dans ses mille pages et plus persiste une illusion de connaissance, une imminence, c’est-à-dire cette « révélation qui ne se produit pas » et dont Borges disait qu’elle était l’art, précisément. Ajoutons que cette « sensation d’imminence » – «nous existons dans un circuit d’attente au sujet de la vérité », aurait dit Kafka selon certains– nous donne une piste très précieuse. Elle nous permet de deviner la raison pour laquelle John Ashbery répétait avec insistance qu’il était impossible d’être à la fois un bon artiste et un artiste capable d’expliquer intelligemment son travail.
Comme j’écris un peu sous le coup de l’émotion, je dois dire avant d’oublier qu’une autre des grandes réussites de ce premier tome des Œuvres complètes tient à la décision judicieuse de mêler, de façon la plus apparemment anarchique, les premiers textes de Bolano et ses inédits les plus insolites, avec d’autres dispositifs littéraires, comme Anvers, eux mêmes rapprochés de chefs-d’œuvre tels que Prose de l´automne a Gérone ou Etoile distante, qui sont à mes yeux, les deux perles de la couronne bolañesque.
il s´agit d´une réussite majeure, parce que le mélange laisse voir pour la première fois, indépendamment de la date à laquelle les textes ont été écrits, la surprenante grande «cohérence intime» qui les unit. Et parce qu’en plus, en poussant le lecteur à se rebeller contre l’ordre chronologique, elle l´obligue à lire d’une façon que nous pourrions qualifier de subvertie, un type de lecture qui aurait surement fasciné Bolaño
[Traduit de l’espagnol par André Gabastou]