Écrire au temps du discrédit – à propos de Cette brume insensée de Vila-Matas (2/2) Par Christian Salmon

Economía y crédito de la ficción se enlazan en esta crítica tan bien engarzada por Christian Salmon,fundador del Parlamento Internacional de Escritores, del que formó parte entre 1993 y 2005 y uno de los críticos más incisivos de la sociedad contemporanea.


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Face au discrédit général, Cette brume insensée, le nouveau roman de Vila-Matas, accrédite la possibilité d’une littérature réflexive, consciente de son passé et de ses enjeux contemporains, attentive aux mécanismes de l’échange et de la célébrité, comme aux ruses de la disparition de l’auteur qui n’est souvent qu’une case de la distribution auctoriale. Une littérature pour temps de discrédit, armée de pied en cap contre son Industrie (car il y a une industrie littéraire comme il y a une industrie du cinéma).

Avec la brume ou le brouillard, on sait à quoi s’en tenir en général. Au volant, les consignes sont claires. Ralentir. Allumer les phares antibrouillard. Compenser la perte de visibilité par une attention redoublée. Mais avec Vila-Matas, les choses ne sont pas aussi simples. Quelle est donc cette brume « insensée » ? D’où vient-elle ? L’épigraphe, censé éclairer les intentions de l’auteur ne nous aide guère : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? » Seul indice, si évident qu’on n’y prête pas tout de suite attention, l’auteur de la citation, Raymond Queneau ! Avec Queneau, le père de l’Oulipo ; nous voilà prévenus, s’il y a une énigme à éclaircir dans le roman de Vila-Matas, elle ne peut être que littéraire.

Le choix des mots n’est jamais innocent chez Queneau ou Vila-Matas. Leur brume « insensée » n’est pas une quelconque brume formée par la condensation de l’eau, ou par la pollution industrielle au-dessus des grandes villes. Elle ne se forme pas à l’extérieur de nous, par voie atmosphérique. C’est un brouillard de mots, un nuage de mots qu’il s’agit d’éclaircir, un nœud à dénouer et on ne dénoue les mots qu’avec d’autres mots. D’où cette brume insensé qui émane des paroles échangées.

« Les mots n’ont absolument pas la moindre possibilité d’exprimer quoi que ce soit. À peine commençons-nous à verser nos pensées dans des mots et des phrases que tout est fichu » (Vila-Matas, Bartleby et compagnie). Encore une fois, Kafka en sous-texte de Vila-Matas : « Chaque mot, retourné dans la main des esprits – ce tour de main est leur geste caractéristique – se transforme en lance dirigée contre celui qui parle. »

Il y a donc certaines précautions à prendre avec le langage. Pas question d’y aller à mains nues. Il y faut de la ruse comme au poker. Il faut squeezer, tromper, anticiper : bref user de subterfuges…

Dès les premières pages de son roman, Vila-Matas distribue les cartes ou plus probablement, vu qu’il est seul, entame une réussite, ce qu’on appelle aussi un solitaire. Mais l’objet paradoxal de cette réussite (on n’en finit jamais avec Vila-Matas de retourner les cartes ou les mots), c’est l’ échec. Réussite de l’échec. Au centre de l’intrigue, une disparition, celle du frère du narrateur. On ne résume pas un roman de Vila-Matas, il faut en parcourir tous les tours et détours. Contentons-nous de désigner le cœur de l’intrigue : il est question d’une disparition. On pense bien sûr au film d’Antonioni, Profession : reporter, qui raconte l’histoire d’une disparition à la faveur d’un échange de passeport avec un voisin de chambre décédé.

Dans le roman de Vila-Matas c’est le frère du narrateur qui a disparu, le grand Bros, « l’auteur distant » devenu un écrivain célèbre à New York. C’est donc une disparition paradoxale, au comble de son exposition médiatique, dans une surexposition médiatique par une sorte de dévoration. Pour paraphraser une formule de Martin Amis à propos de Salman Rushdie, on pourrait dire de lui « He has vanished into the front page ». Il a disparu à la une.

Entre les deux, le facteur fraternel se résume donc à l’envoi d’une somme d’argent contre des citations.

À l’instar des Pynchon et autre Salinger, il a organisé sa disparition publique mais aussi sa disparition privée pour sa famille restée à Barcelone et son frère aîné, le narrateur. Son père l’a surnommé une fois pour toutes « la comète de Halley » (en souhaitant ne jamais la voir passer à nouveau près du toit de sa maison). Ce fils prodigue est donc un fils discrédité. Même le narrateur son frère, avec lequel il garde un lien minimal deux fois l’an, le « perçoit » comme un frère furtif, un frère fictif, auquel il est lié par une sorte de contrat qu’il nomme d’un terme abstrait « le facteur fraternel ». Dès lors, pour filer la métaphore, la tâche du narrateur sera de factoriser sa relation problématique avec son frère, c’est-à-dire d’en décomposer les facteurs. « Pas une seule fois, écrit-il au long des deux décennies, il n’eut la délicatesse de m’appeler Simon : comme s’il m’était impossible d’être Simon Schneider pour lui. »

Ces deux-là n’en finissent pas de se la jouer à l’envers. L’un est exilé à New York, l’autre campe sur les terres paternelles en Catalogne, dans cette maison familiale, au bord d’une falaise. L’un est un romancier célèbre qui a disparu dans la ville des disparitions comme il se doit, l’autre est un artiste anonyme, qui se définit sur sa carte de visite comme un « artiste citateur » ou un « traducteur préalable » qui se borne à fournir des citations à son frère en échange d’un modeste pécule deux fois par an. Entre les deux, le facteur fraternel se résume donc à l’envoi d’une somme d’argent contre des citations. Citations contre nourriture. « Les citations m’aidaient très souvent à me tirer d’affaire. C’était mon unique bien. » Une sorte d’emprunt ou d’hypothèque littéraire.

Mais qui est le créancier de l’autre dans cet échange ? Car la citation est elle-même une forme d’emprunt. Qui des deux frères rembourse donc la dette contractée dans l’enfance ? Et qui est l’auteur de l’autre ? « Être expert dans l’anticipation de phrases était au fond une grande vérité. Ne prenais-je pas de l’avance avec mes sélections de citations sur tout ce qui, ensuite, avec la légère griffe artistique de Bros, avec sa prestigieuse Bros Touch, apparaissait dans son œuvre ? »

Les deux frères distants se retrouvent le jour de la manifestation anti-indépendantiste dans une Catalogne en voie de séparation. Chacun réclame son dû. Grand Bros éprouve du ressentiment envers Cadaqués, sa ville natale, « pour y avoir été maltraité dans sa jeunesse », pour « l’avoir poussé à boire et à se droguer ». Son frère se sent humilié par son cadet qu’il appelle « l’auteur distant ». Les deux frères s’estiment lésés, l’un de l’amour du père, l’autre du succès du frère. Comptabilité d’une maison fondée dans l’enfance, de l’amour reçu et donné et des dettes et créances qui en découlent… Traduction des affects dans la logique du crédit.

Si les deux frères se retrouvent en Catalogne, c’est pour régler les comptes de l’héritage familial. L’expression « régler ses comptes » est d’ailleurs répétée à plusieurs reprises. « Il était convaincu, par manque d’information fallait-il supposer, que la bâtisse du Cap de Creus avait une certaine valeur financière et que la moitié de l’héritage lui revenait. En percevant clairement que celle-ci n’existait pas et que nous n’avions hérité que d’un monceau de pierres, de ruines, il sut garder les formes, pas un seul muscle de son visage ne broncha, il encaissa la nouvelle avec une grimace sereine et impénétrable, voire élégante, dirais-je. » Mais « personne n’achèterait la maison parce que la mairie envisageait de la détruire, je ne pourrais jamais la reconstruire à cet endroit si proche de la falaise ».

Séparés géographiquement, mais aussi symboliquement par les positions inversées qu’ils occupent dans la famille, tête bêche, comme des cartes à jouer, des valets de cœur, aimés ou mal aimés du père, débiteurs de son nom et de sa maison en ruines. Séparation, citations, dette, voilà les éléments du « facteur fraternel ». Vila-Matas joue avec les triangles : Triangle de villes (New York, Barcelone, Cadaquès). Triangle oedipien (le père et ses deux fils). Triangle auctorial (artiste citeur, traducteur préalable, romancier). Il les aligne, les retourne, les oppose en une série de figures et de paradoxes: œuvre vs désoeuvrement, achèvement vs échec, gloire vs infamie visibilité vs invisibilité… « Il est clair, écrit le narrateur, que se cacher ainsi finit par se payer au prix fort »

Si la brume de Vila-Matas est qualifiée d’ « insensée », c’est qu’elle affecte le sens de toute chose.

Quand la parole est frappée de soupçon, la confiance disparaît et le crédit s’effondre. Cela vaut pour le système bancaire comme pour l’économie des discours et, par conséquent, la production littéraire. Au cœur du roman de Vila-Matas, il y a le discrédit qui frappe toutes les formes de discours autorisés. « Toute ma vie semblait tout à coup ne tenir qu’à un fil inattendu et unique qui était, en même temps, mon seul objectif clair : parvenir à compléter cette phrase. »

La « brume insensée » de Vila-Matas est comparable au « brouillard de guerre » dont parlait Clausewitz pour désigner l’absence ou le flou des informations en temps de guerre. « Toutes les actions doivent dans une certaine mesure être planifiées avec une légère zone d’ombre qui (…) comme l’effet d’un brouillard ou d’un clair de lune, donne aux choses des dimensions exagérées ou non naturelles. » Du brouillard de guerre au brouillard du discrédit. Le roman de Vila-Matas « raconte l’histoire secrète d’un doute. »

Si la brume de Vila-Matas est qualifiée d’ « insensée », c’est qu’elle affecte le sens de toute chose. Elle se dépose sur les mots comme une mousse envahissante. Elle brouille l’usage des mots, le sens que nous leur donnons, les fonctions du langage qui règlent notre rapport aux autres et au monde. Elle naît de nos interactions, de l’usage que nous faisons du langage. Elle pénètre partout, désorientant les acteurs, les vouant à la spéculation et aux jeux de langage. Maladie auto-immune du langage. Discrédit général. Inflation verbale. Les écrivains sont les premiers touchés, les premiers à en ressentir les effets. « Valeria semblait inscrite au Club des narrateurs non fiables, voire perturbés, en supposant l’existence d’un club de ce nom… On ne pouvait être très sûr de rien avec elle et encore moins de ses réponses. »

Dans ce roman où se nouent habilement le flux des paroles et la circulation de l’argent, Vila-Matas tisse des liens entre monnaie et fiction, récit et crédit. Tout acte, toute pensée, toute parole sont indexés à un ordre monétaire… Cela ne signifie pas seulement qu’ils ont un prix mais qu’ils expriment des désirs multiformes qui seront subsumés dans l’instant par la monnaie comme équivalent général de tous les désirs, ou différés dans un futur proche par la dette. « Le dernier vendredi d’octobre 2017, la Catalogne étant sens dessus dessous, le retour inattendu du blocage devant une simple phrase me renvoya en un premier temps à un drame du passé… M’enliser dans une phrase me faisait toujours connaître un moment horrible parce que j’en vivais. C’était mon gagne-pain… »

Vila-Matas met ainsi en relation dans un montage déroutant et parfois loufoque des évènements apparemment séparés comme par exemple la crise catalane, son travail de traducteur préalable, l’impossibilité soudaine d’achever une phrase et sa capacité à gagner sa vie.

Dans son livre Petite psychanalyse de l’argent (PUF, 2015), Patrick Avrane souligne ce lien entre le langage et l’argent, le désir et le crédit : « L’argent appartient au registre du langage ; il n’existe pas en dehors de l’échange entre êtres humains. Il ne relève pas uniquement du langage oral, mais de celui qui se prolonge dans l’écriture. Pas de monnaie sans écriture, et sans doute pas d’écriture longtemps sans monnaie. »

« Sans monnaie, souligne le psychanalyste, le questionnement sur ce que désire l’autre est infini, donc sans réponse. Avec la monnaie en revanche, mon désir n’a plus à se calquer sur le désir de l’autre… La monnaie instaure une distance entre mon désir et celui d’autrui, elle surplombe les objets avec une parfaite indifférence. »

« (Bros) semblait vouloir imiter le rythme fiévreux de notre temps et fuir toutes les deux pages, ce qui, à la moindre de ses négligences, aurait pu se solidifier en un thème grave ou frivole mais central de son livre : c’est peut-être la raison pour laquelle il sautait de l’amour et du temps qui passe aux « fluctuations de la Bourse », de la musique de Beethoven à des commentaires gastronomiques, des « familles malheureuses » de Tolstoï et compagnie à la lésion dans le dos de John Fitzgerald Kennedy… « Gran Bros è mobile », avait chanté une fois élégamment à Auckland, Nouvelle-Zélande, un groupe de grands ivrognes, tous admirateurs à en mourir de ses livres. Et ce YouTube avait fait le tour du monde et représenté probablement le point le plus élevé de sa consécration comme écrivain culte. Finalement on dit encore de ce YouTube qu’il avait influencé le dessinateur Banksy, en particulier, bien sûr, au sujet du thème de l’invisibilité traité avec une si raffinée et puissante perfection. »

Face au discrédit général, le roman de Vila-Matas accrédite la possibilité d’une littérature réflexive, consciente de son passé et de ses enjeux contemporains, attentive aux mécanismes de l’échange et de la célébrité, comme aux ruses de la disparition de l’auteur qui n’est souvent qu’une case de la distribution auctoriale. Une littérature pour temps de discrédit, armée de pied en cap contre son Industrie (car il y a une industrie littéraire comme il y a une industrie du cinéma). Cette industrie « qui vend ses succès, les convertissant en marchandises » et substituant en lieu et place d’un espace de réflexion littéraire, « un marché », dans lequel « on finissait par ne devenir qu’une marque ».

Vila-Matas emprunte à deux types de registres : celui de la dette et celui des trous noirs. Il saute de l’un à l’autre dans un montage parallèle où le discours du roman emprunte à la théorie du crédit et à la physique quantique. Les œuvres absentes ou renoncées y apparaissent tour à tour comme des dettes non remboursées et comme des « trous noirs » qui ne sont pas vides mais pleins d’énergie, « une énergie née de l’absence », une énergie quantique si l’on veut, appliquée aux univers littéraires.

« À l’intérieur de cette énergie, de cette matière noire, existait une concentration de masse suffisamment élevée pour engendrer un champ gravitatoire tel qu’aucune particule matérielle, pas même la lumière, ne pouvait s’en échapper. » C’est cette énergie noire qui est au cœur de ce roman fabuleux, qu’on la trouve dans les univers éthérés et célestes de l’utopie ou dans les recoins mal éclairés d’un passé confondant. Il n’y a pas d’autre définition de l’espoir.

Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée, Actes Sud, septembre 2020, 254 pages.

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