LE MONDE /// Cette brume insensée: Vila-Matas, antibrouillard

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LE MONDE ///  Cette brume insensée: Enrique Vila-Matas, antibrouillard

Par Publié aujourd’hui à 18h00, vendredi 18/09/20

https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/09/18/cette-brume-insensee-enrique-vila-matas-antibrouillard_6052782_3260.html

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Soixante-douze ans, l’âge idéal pour un bilan. Mais qu’inscrire dans la colonne des plus et dans celle des moins ? Le narrateur d’Enrique Vila-Matas, Simon Schneider, n’y voit plus rien. D’où ce titre, emprunté à Raymond Queneau (1903-1976) : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? »

Tout est dit dans ces quelques mots. L’ombre, c’est lui, Simon, un écrivain raté, un grand lettré pourtant, érudit comme on n’en fait plus – mais n’est-ce pas justement là une part du problème ? Cet anachronisme vivant, ce boulimique de lecture et d’écriture, a passé son existence à accumuler des citations, cédant à une « nécessité absolue d’absorber toutes les phrases du monde ». Et comme il faut bien vivre, il s’est reconverti dans le commerce desdites pensées. « Simon Schneider, fournisseur de citations littéraires », peut-on lire sur sa carte de visite. Pour diversifier son gagne-pain, il est aussi « traducteur préalable », comprenez qu’il « anticipe les difficultés pour le traducteur star » qui signera la version finale, Simon, lui, restant, comme d’habitude, dans l’obscurité.

A propos d’« ombres qui s’agitent », voilà que Vila-Matas fait ici entrer en scène un deuxième personnage, Bros, qui ressemble à Simon, et pour cause. C’est son frère, écrivain lui aussi : le même en « réussi » – enfin, selon les critères de notre époque. Faute de percer en Espagne, Bros a changé de nom et s’est installé aux Etats-Unis, où il a efficacement programmé sa célébrité mondiale en devenant invisible, comme Thomas Pynchon et J. D. Salinger. Peu importe ce qu’il livre au public, il est désormais une star, si bien que, lorsqu’il propose que Simon devienne son fournisseur de citations – comme ça, de loin, sans jamais le voir –, ce dernier accepte pour des raisons alimentaires. Mais avec, dans la bouche, un étrange mélange de soulagement, d’amertume et d’humiliation.

Comme dans toute son œuvre, c’est sur l’écriture – l’« impulsion tyrannique », le besoin viscéral de compléter une phrase pour éclairer l’opacité du monde – que s’interroge ici le grand écrivain barcelonais. Peut-être oppose-t-il de façon un peu démonstrative culture savante et industrie du divertissement – d’une part, le bon écrivain raté, « à l’ancienne », solitaire, romantique presque ; de l’autre, le produit commercial qui plaît et réussit. Mais force est de reconnaître que son portrait de Simon en dit long sur la manière dont un « vétéran » de la plume peut aujourd’hui se sentir égaré dans un monde privé de sens et de repères – la « brume insensée » de Queneau. Perdu, incompris, ignoré, mais aussi déchiré, clivé.

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Lire aussi, sur « Chet Baker pense à son art » (2011) : Enrique Vila-Matas :  conscience comique.

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Vila-Matas, ou plutôt son double, parle a Cette brume insensée de « la disjonction entre la dévalorisation de cette putain d’écriture (avec la renonciation logique qui s’ensuivait) ou l’adhésion à la foi, à la joie et à la continuité ». Simon explique parfaitement cette oscillation qui le taraude : « D’un côté, il y a une tendance chez moi à me précipiter sur ma propre ombre. Et, de l’autre, un désir d’ascension, une tendance à voyager vers le lointain éther d’une bonne lumière matinale dans laquelle trouver enfin, quoique brumeux, mon véritable point de vue »… sur une table d’écriture. Car Simon, évidemment, n’a jamais trouvé mieux que les mots comme réponse au chaos. C’est même son seul objectif clair dans la vie : mettre un point au terme d’une phrase.

Aussi Cette brume insensée est-elle tout cela à la fois. Un concentré lucide de doute et de foi, de désarroi et de joie, de clair et d’obscur. Avec un retournement final et un gros zeste d’humour qui rend la tragédie supportable. Et même délectable.

Signalons, du même auteur, par le même traducteur, la parution en poche de « Paris ne finit jamais », Babel, 288 p., 7,90 €.

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